HISTOIRE DES JUIFS

TROISI�ME P�RIODE � LA DISPERSION

Deuxi�me �poque � La science et la po�sie juive � leur apog�e

Chapitre XII � Cons�quences de la pers�cution de 1391. Marranes et apostats. Nouvelles violences � (1391-1420).

 

 

Pendant les terribles massacres de 1391, des milliers de Juifs avaient accept� le bapt�me pour sauver leur vie ou celle d��tres qui leur �taient chers, mais leur conversion n��tait qu�apparente. Une fois chr�tiens, ils ressentaient pour le juda�sme un amour peut-�tre plus profond encore qu�auparavant. Ce n��taient pas, en effet, les clameurs sauvages et les exc�s sanglants des pers�cuteurs et encore moins le r�le plaintif des malheureuses victimes, �gorg�es en si grand nombre sous leurs yeux ; qui pouvaient faire aimer le christianisme aux nouveaux convertis. Aussi, beaucoup d�entre eux se rendirent dans les pays maures voisins ou pass�rent la mer pour aller s��tablir � Alger, � Maroc ou � Fez, dont les habitants �taient alors plus tol�rants et plus �quitables � l��gard des Juifs que les chr�tiens et comprenaient quels importants services les nouveaux arrivants rendraient au pays par leur activit� et leurs richesses.

Le plus grand nombre avait cependant dei rester en Espagne. Mais s�ils professaient en apparence le catholicisme, ils continuaient � pratiquer en cachette les rites juifs, avec l�assentiment tacite des souverains de Castille, d�Aragon et de l��le Majorque, qui n�avaient nullement approuv� les violences exerc�es envers les Juifs pour les amener au bapt�me. Les autorit�s ne voyaient rien ou faisaient semblant de ne rien voir, et l�Inquisition ne fonctionnait pas encore en Espagne. Mais le peuple ne se trompait pas sur les sentiments intimes de ces convertis, il savait qu�au fond du c�ur ils �taient rest�s attach�s aux croyances de leurs anc�tres, et il appelait ces nouveaux chr�tiens Marranes ou excommuni�s, damn�s ; il les ha�ssait encore plus que les Juifs.

Il t�moignait la m�me aversion pour une autre cat�gorie de convertis, qui, eux, �taient, au contraire, tr�s contents d�avoir abandonn� le juda�sme, estimant, dans leur avidit� de jouir, que les plaisirs, les richesses et les honneurs valaient mieux que toute religion, ou se sentant heureux, dans leur scepticisme d�hommes lettr�s, d��tre d�livr�s de ce qu�ils consid�raient comme des entraves. Cette classe de ren�gats qui, d�j� avant leur apostasie, n�avaient plus aucun attachement pour le juda�sme et n��taient rest�s juifs que par une sorte de pudeur, ceux-l� �taient loin d�en vouloir � leurs pers�cuteurs de leur avoir impos� le bapt�me. Ils se couvraient du masque du christianisme, pratiquaient m�me parfois leur nouvelle religion avec un z�le exag�r�, sans �tre devenus ni plus croyants, ni meilleurs. Il s�en trouvait m�me parmi eux qui �taient assez l�ches pour essayer de rendre ridicules le juda�sme et ses adeptes, ou pour porter contre leurs anciens coreligionnaires les plus odieuses accusations. Les Juifs que les pers�cutions n�avaient pas pu d�tacher de leur foi �taient raill�s et calomni�s en prose et en vers. C�est ainsi que Don Pedro Ferrus, Juif baptis�, lan�a des traits sans nombre contre le rabbin et la communaut� d�Alka�a.

Ces satires, dont les cons�quences �taient souvent f�cheuses pour les Juifs, rendirent un service signal� � la po�sie espagnole. Gr�ce � l�esprit caustique de quelques nouveaux chr�tiens, cette po�sie, jusqu�alors raide et solennelle, devint plus vive, plus alerte, p�tillant de bonne humeur et de gaiet�, comme autrefois la po�sie n�o-h�bra�que en son beau temps. Car les Juifs convertis trouv�rent peu � peu _des imitateurs parmi les po�tes chr�tiens, qui s�appropri�rent la mani�re et quelquefois les mots plaisants et les traits ac�r�s de leurs mod�les. A l�exemple du moine Diego, de Valence, apostat juif, qui m�lait des mots h�breux � ses satires contre les Juifs, le satirique chr�tien Alphonse Alvarez de Villasandino, surnomm� le prince des po�tes, �maillait tr�s habilement ses po�sies de termes sp�cialement juifs. Il se passait donc ce fait singulier qu�au moment o� l�Espagne pers�cutait les Juifs, sa po�sie se juda�sait. Ainsi, les Juifs, en se baptisant, ne fournirent pas seulement � la chr�tient� des hommes de talent de tout genre, des �crivains, des m�decins et des po�tes, ils l�enrichirent �galement de leurs biens et de leur esprit.

Parmi les Juifs convertis, il s�en rencontra qui d�ploy�rent un vrai z�le de dominicain � faire des pros�lytes, comme s�ils se sentaient isol�s au milieu de leurs nouveaux coreligionnaires et avaient besoin d�attirer leurs anciens amis au christianisme pour se cr�er une soci�t�. C�est ainsi que le m�decin apostat Astruc Raimuch de Fraga, auparavant un des plus fermes appuis du juda�sme, faisait une propagande chr�tienne tr�s active, sous le nom de Francisco Dioscarne. Il d�sirait surtout avec ardeur l�abjuration d�un de ses jeunes amis, auquel il adressa une lettre en h�breu pour lui montrer dans quel �tat d�abaissement se trouvait le juda�sme et pour lui prouver la v�rit� des dogmes chr�tiens. On ressent une impression assez �trange en lisant cette �p�tre, o� l�on voit l�auteur employer des centons bibliques pour parler de la Trinit�, du p�ch� originel, de la R�demption et de la C�ne. L�ami auquel cette lettre �tait adress�e y r�pondit par des faux-fuyants et en termes tr�s mod�r�s. Il savait qu�aux attaques les plus violentes, les Juifs ne pouvaient r�pliquer qu�avec douceur, pour ne pas froisser la tr�s vive susceptibilit� de l��glise et de ses serviteurs. Le po�te satirique Salomon ben Reuben Bonfed ne prit pourtant pas tant de pr�cautions ; il r�pondit sans m�nagement � Astruc-Francisco, en prose rim�e. Pour s�excuser de prendre part � cette discussion, il dit qu�il y est int�ress� comme Juif et qu�il n�a pas le droit de se taire devant ce parti pris �vident de rendre obscures les choses les plus claires. Apr�s avoir fait ressortir les c�t�s un peu singuliers de certains dogmes chr�tiens, Bonfed termine par cette remarque : Vous torturez le texte de la Bible pour lui faire proclamer le dogme de la Trinit�. Si vous aviez � prouver l�existence d�une quadrinit�, vous arriveriez aussi � la trouver dans les Saintes �critures.

Mais aucun des ren�gats juifs ne fit tant de mal � ses anciens coreligionnaires que Salomon L�vi, de Burgos, connu, comme chr�tien, sous le nom de Paul de Santa-Maria (n� vers 1351-52 et d�c�d� en 1435). Avant son bapt�me, il exer�ait les fonctions de rabbin ; il connaissait donc la Bible, le Talmud et la litt�rature rabbinique, et il �tait tr�s consid�r� pour sa pi�t�. Esprit prudent et avis�, il savait quand il �tait de son int�r�t de parler ou de se taire. Il �tait surtout vaniteux et ambitieux, et se sentait � l��troit entre les quatre murs de son �cole; il fallait � son orgueil un th��tre plus vaste. D�sireux d��tre re�u � la cour et d�y jouer un r�le, il d�ployait une activit� bruyante et menait une vie de grand seigneur, sortant dans des carrosses luxueux, accompagn� d�une nombreuse escorte. Surviennent les massacres de 1391. Salomon L�vi pr�voit qu�apr�s ces �v�nements il lui sera impossible, s�il reste juif, d��tre jamais nomm� � quelque emploi �lev�. R se d�cide donc, � l��ge de quarante ans, � recevoir le bapt�me et � le faire recevoir avec lui � son fr�re et � ses quatre fils. Pour tirer plus de profit de son abjuration, il fit accroire que c��tait par conviction qu�il s��tait converti au christianisme.

A cette �poque, en dehors de l��tat militaire, une seule carri�re pouvait conduire promptement � une situation �lev�e ; c��tait l��tat eccl�siastique. Salomon ou plut�t Paul de Santa-Maria se rendit donc � l�Universit� de Paris pour y �tudier la th�ologie chr�tienne. Ses connaissances h�bra�ques lui furent tr�s utiles en cette occurrence. Peu de temps apr�s, le rabbin juif fut ordonn� pi�tre catholique. Il alla ensuite � Avignon, o� l�orgueilleux et ent�t� cardinal Pedro de Luna venait d��tre �lu antipape sous le nom de Beno�t XIII et o� la lutte des deux pontifes lui offrait une occasion favorable pour intriguer et obtenir de l�avancement. Gr�ce � son habilet�, son z�le et sa facilit� de parole, Paul gagna les bonnes gr�ces du pape, qui voyait en lui un instrument qui pouvait lui �tre tr�s utile. Nomm� archidiacre et chanoine, Paul aspira � devenir �v�que et m�me cardinal. Du reste, les circonstances �taient propices, et le rabbin converti savait en profiter. Pour se faire valoir, � assura qu�il n��tait pas un pr�tre ordinaire, ayant une origine pl�b�ienne, mais qu�il descendait de l�ancienne noblesse juive, de la tribu de L�vi, d�o� �tait �galement sortie la Vierge Marie, et que pour cette raison il avait pris le nom de Santa-Maria. Sur la recommandation du pape, le roi de Castille, Henri III, le combla de faveurs. Son ambition trouva donc satisfaction.

Une fois converti, Paul voulait �galement convertir ses anciens coreligionnaires. Il ne craignit m�me pas de faire des tentatives de pros�lytisme aupr�s de deux des personnages les plus consid�rables du juda�sme espagnol, aupr�s de Joseph Orabuena, m�decin � la cour du roi de Navarre Charles III et grand-rabbin des communaut�s de ce pays, et de Me�r Alguad�s, grand-rabbin de Castille et m�decin du roi Henri III. Voyant que ses efforts restaient vains, il se mit � diriger toutes sortes d�accusations contre les Juifs pour provoquer contre eux de nouvelles pers�cutions. Sa conduite indigna m�me le cardinal de Pampelune et d�autres pr�lats, au point qu�ils lui intim�rent l�ordre de cesser ses calomnies. Aveugl� par sa haine contre ses anciens coreligionnaires, ou craignant peut-�tre que l�un d�eux ne le supplantait dans les bonnes gr�ces du roi, il conseilla � Don Henri III de d�fendre l�acc�s des emplois publics non seulement aux Juifs, mais aussi aux nouveaux chr�tiens. M�me dans ses explications de la Bible, il manifestait sa malveillance pour le juda�sme et les Juifs. Ces agissements montraient aux Juifs que cet apostat �tait leur plus implacable ennemi, et les plus intelligents d�entre eux se pr�par�rent � se d�fendre contre lui. Mais la lutte �tait bien in�gale. Les repr�sentants du christianisme avaient une libert� de parole absolue, et, de plus, ils disposaient de la prison et des tortures pour faire triompher leurs id�es, tandis que les Juifs �taient oblig�s de voiler en quelque sorte ce qu�ils voulaient dire et d�employer toute sorte de circonlocutions pour ne pas blesser leurs dangereux adversaires. Aussi faut-il accorder toute son admiration � ces quelques Juifs qui eurent le courage, malgr� les p�rils qu�ils savaient suspendus sur eux, de plaider publiquement et avec �nergie la cause de leur religion.

Les hostilit�s contre Paul de Santa-Maria furent ouvertes par le m�decin Josua ben Joseph Lorqui, de Canis, un de ses anciens disciples. Dans une lettre �crite avec une feinte humilit� et le respect apparent d�un �l�ve pour son ma�tre, Josua Lorqui porta des coups sensibles � Paul de Santa-Maria, et, sous pr�texte d�ex-poser simplement ses doutes, il s�attaqua aux dogmes chr�tiens. Au d�but de son �p�tre, il d�clare que l�abjuration de son ma�tre bien-aim�, qui lui a enseign� les v�rit�s du juda�sme, l�a fortement surpris et troubl� dans sa qui�tude de croyant. Il lui parait impossible d�admettre, ajoute-t-il, qu�il se soit converti par ambition ou par cupidit�, encore moins par suite de doutes, puisqu�il a accompli rigoureusement toutes les pratiques de sa religion jusqu�au moment de son bapt�me. Aura-t-il peut-�tre �t� m� par la crainte de voir ces sanglantes pers�cutions faire dispara�tre la race juive ? Il doit pourtant savoir que la plus grande partie des Juifs sont �tablis en Asie, o� ils jouissent d�une assez grande ind�pendance, et qu�en supposant m�me qu�il plaise � Dieu de laisser p�rir les communaut�s juives des pays chr�tiens, la race juive n�en continuera pas moins � fleurir ailleurs. Ce ne peut donc �tre que par conviction, et apr�s un examen attentif du christianisme, que Paul a embrass� cette derni�re religion. Il le prie, par cons�quent, de lui faire partager ses croyances en l�aidant � combattre les doutes que sa raison lui sugg�re contre les dogmes chr�tiens.

Lorqui d�veloppe alors ses doutes avec une grande vigueur, et, dans son exposition, il ne cesse d�accabler Paul de ses traits ac�r�s. Celui-ci y r�pondit, mais d�une fa�on �vasive, sans oser s�attaquer de front aux arguments de Lorqui.

Hasda� Crescas entra �galement en lice pour d�fendre le juda�sme. Dans un ouvrage qu�il composa vers 1396, � l�instigation de quelques amis chr�tiens, et qui s�adressait bien plus aux chr�tiens qu�aux Juifs, il examine les dogmes du christianisme au point de vue philosophique et montre combien il est difficile de comprendre le p�ch� originel, la R�demption, la Trinit�, l�Incarnation, etc. Il �tudie aussi dans son livre les rapports de l�Ancien et du Nouveau Testament avec une calme s�r�nit�, sans avoir l�air de se douter que c��taient l� des questions br�lantes dont l�examen pouvait lui co�ter la vie.

Bien plus vive et plus mordante �tait une autre �uvre de pol�mique, qu�un Juif converti, qui �tait revenu au juda�sme, publia � cette �poque contre ceux des nouveaux chr�tiens qui attaquaient l�chement leurs anciens coreligionnaires. Le nom juif de l�auteur de cette satire �tait Isaac ben Moise, mais il est plut�t connu sous le nom de Profiat Duran et surtout sous celui d�Efodi. M�decin, astronome, historien, ce savant fut contraint, pendant les pers�cutions sanglantes de 1391, d�accepter le bapt�me, en m�me temps que son ami David En-Bovet Buen Giorn. Plus tard, tous deux r�solurent de se rendre en Palestine pour y retourner au juda�sme et faire p�nitence de leur apostasie. Apr�s avoir mis ses affaires en ordre, Profiat Duran partit pour un port du sud de la France, afin d�y attendre son ami. Mais celui-ci ne vint pas. Circonvenu par le ren�gat Paul de Santa-Maria, il �crivit � Profiat Duran qu�il �tait d�cid� de rester chr�tien, engagea son ami � suivre son exemple, et c�l�bra en termes enthousiastes la haute valeur du christianisme et les vertus de Paul de Santa-Maria. Profiat Duran lui adressa une r�ponse qui est un petit chef-d��uvre de malice et de fine ironie. Il a l�air de lui donner raison sur tous les points, et � chaque paragraphe reviennent ces mots, comme un refrain : N�imite pas tes a�eux (Al tehi kaabot�ka). Bien des chr�tiens se sont tromp�s sur l�intention r�elle de l�auteur et ont pris sa r�plique, qu�ils citent sous le titre d�Alteca Boteca, pour une plaidoirie en faveur du christianisme.

Sous pr�texte de d�montrer les erreurs de la religion juive, Profiat Duran, dans sa r�ponse, met � au avec une rigueur impitoyable les points faibles du christianisme, accumulant en quelques lignes concises tous les arguments fournis par la logique, la philosophie et la Bible contre quelques-uns des dogmes chr�tiens. Il y prend �galement � partie Paul de Santa-Maria, dont En-Bouet lui avait fait un �loge pompeux : A t�entendre parler de lui, lui dit-il, il me semble que Paul a des chances de devenir pape, mais tu ne m�annonces pas s�il sera nomm� � Rome ou � Avignon (allusion ironique � la rivalit� des deux papes). II continue ainsi : Tu le loues d�avoir fait exempter des femmes et des enfants juifs de l�obligation de porter des signes distinctifs. Annonce cette heureuse nouvelle aux femmes et aux enfants. Pour moi, j�ai entendu dire qu�il a dirig� d�odieuses accusations contre les Juifs et que le cardinal de Pampelune s�est vu forc� de lui imposer silence. Tu �mets aussi l�espoir que ton cher ma�tre Paul sera bient�t nomm� �v�que et aura le chapeau de cardinal. Je partage ta joie, car je pr�vois que, gr�ce � lui, toi aussi tu seras rev�tu de dignit�s eccl�siastiques. A la fin de la lettre, Profiat Duran quitte son ton sarcastique, pour parler avec une s�v�re gravit� ; il conseille � son ami de ne pas porter comme chr�tien le nom de son p�re, qui, s�il �tait encore en vie, pr�f�rerait certainement voir son fils mort plut�t que ren�gat. Cette satire, r�pandue � profusion, produisit une profonde sensation, � tel point que le clerg�, une fois qu�il en eut reconnu le vrai caract�re, en fit rechercher tous les exemplaires pour les br�ler.

Sur les conseils de Hasda� Crescas, qui lui avait confi� autrefois l�instruction de ses enfants, Profiat Duran composa encore un autre ouvrage contre le christianisme, non plus sur le ton de l�ironie, mais avec le calme et la s�r�nit� de l�historien. Comme il connaissait le Nouveau Testament et l�histoire de l��glise, il put montrer combien le caract�re de la religion chr�tienne avait �t� d�natur� depuis sa fondation.

Prot�g� par l�antipape Beno�t XIII, d�Avignon, Paul de Santa-Maria s��leva assez rapidement aux plus hautes dignit�s, il fut nomm� �v�que de Carthag�ne, chancelier de la Castille, et, enfin, conseiller intime du roi Don Henri III. Pourtant il ne r�ussit pas � irriter le roi contre les Juifs. Don Henri avait deux m�decins juifs, auxquels il accordait une confiance absolue : Don Me�r Alguad�s, qui �tait �galement vers� dans la connaissance de l�astronomie et de la philosophie, et que le roi pla�a comme grand-rabbin � la t�te des communaut�s de la Castille, et Don Mo�se Car�al, qui �tait po�te et chanta en de beaux vers castillans la naissance, impatiemment attendue, de l�h�ritier du tr�ne de Castille. Du reste, pendant le r�gne de Henri III, qui fut pour les Juifs comme une accalmie entre deux orages, la civilisation juive eut encore en Espagne quelques repr�sentants remarquables.

Profiat Duran r�ussit, on ne sait par quels moyens, � se faire pardonner son abjuration par ses anciens coreligionnaires et � se maintenir en Espagne ou � Perpignan ; il eut �galement la bonne fortune de n��tre pas pers�cut� par les chr�tiens pour son exposition ironique de leurs dogmes. Ses oeuvres sont assez nombreuses. Il commenta le Guide de Ma�monide et quelques travaux d�Ibn Ezra, composa des ouvrages sur les math�matiques et le calendrier, et �crivit l�histoire des pers�cutions subies par les Juifs depuis le XIIIe si�cle. Mais son meilleur livre est sa grammaire h�bra�que.

Son contemporain Hasda� Crescas avait une intelligence d�une envergure plus ample que la sienne. Penseur profond, il savait s��lever au-dessus des d�tails d�un probl�me pour n�en voir que l�ensemble. D�j� avanc� en �ge et le c�ur tortur� par le spectacle des violences commises envers les Juifs et par le chagrin d�avoir vu p�rir son fils dans un massacre, il r�solut d��tudier dans un vaste ouvrage les diff�rents c�t�s du juda�sme, ses pratiques comme ses doctrines, et de montrer que les divers �l�ments de cette religion, qui s��taient peu � peu d�sagr�g�s, devaient rester r�unis pour se compl�ter les uns les autres. Ce plan t�moigne autant en faveur de sa remarquable �rudition que de la nettet� de son esprit. Il ne put malheureusement pas le r�aliser, car la mort semble l�avoir surpris quand il eut achev� la partie philosophique ou l�introduction de cet immense travail.

Dans cette introduction, Hasda� Crescas �tudie d�abord les fondements de la religion en g�n�ral : l�existence de Dieu, son omniscience, la Providence, le libre arbitre, la raison d��tre de l�univers ; puis il examine les doctrines particuli�res du juda�sme, ses enseignements relatifs � la cr�ation du monde, � l�immortalit� de l��me et au Messie. Son esprit net et lucide lui fit d�couvrir rapidement les points faibles de la philosophie aristot�licienne, telle que la comprenait le moyen �ge. Aussi l�admirait-il moins que ses pr�d�cesseurs, et il eut le courage de d�molir l��difice consid�rable �lev� par Maimonide d�apr�s les principes d�Aristote. Il porta aussi des coups sensibles � la philosophie scolastique, dont il connaissait toutes les subtilit�s.

Dans la pens�e de Crescas, la philosophie de son temps �tait engag�e dans une voie difficile et dangereuse, tandis que le juda�sme �tait �tabli sur des fondements in�branlables, et il d�fendait ardemment sa religion contre les objections des philosophes. Comme il attribuait � Dieu une omniscience sans limites, il fut amen� � �mettre une assertion assez t�m�raire, � savoir que l�homme n�est pas absolument libre dans ses actes, que tout ce qui arrive est l�effet n�cessaire, fatal, d�une cause, et que chaque cause, y compris la cause premi�re, a forc�ment ses cons�quences. Pour lui, la volont� de l�homme n�est pas libre, mais ses trouve forc�ment influenc�e par un ensemble de causes et d�effets ant�rieurs. Et pourtant il admet que les hommes m�ritent des r�compenses et des punitions, m�me s�ils ne sont pas tout � fait libres, parce que, selon lui, le m�rite ou le d�m�rite ne d�pend pas de l�acte, mais de l�intention. Quoique le bien ou le mal que nous accomplissons soit la cons�quence forc�e d�un ensemble de circonstances ind�pendantes de la volont� humaine, nous m�ritons quand m�me une r�compense ou un ch�timent, selon Crescas, pour la pens�e que nous avons eue d��tre bons ou m�chants.

Enfin, pour notre philosophe, le bien supr�me que doit poursuivre l�homme et qui est la raison d��tre de la cr�ation, c�est la perfection morale ou la f�licit� �ternelle, bien qu�il peut atteindre en �prouvant pour Dieu un amour sinc�re. Cet amour na�t dans le c�ur humain sous l�influence de toute religion, et surtout du juda�sme. Hasda� Crescas qui, le premier, �tablit une distinction entre la religion en g�n�ral et les religions particuli�res, comme le juda�sme et le christianisme, r�duisit les treize articles de foi de Maimonide � `huit, pr�tendant avec raison que ce dernier a compt� comme articles de foi sp�ciaux au juda�sme des v�rit�s admises par toutes les religions.

A c�t� de Profiat Duran et de Hasda� Crescas, il faut encore mentionner un autre �crivain juif, Me�r Alguad�s, grand-rabbin de Castille. Entre deux pers�cutions, il traduisit en h�breu l��thique d�Aristote. Il fit cette traduction d�apr�s un texte latin, parce que les savants juifs de l�Espagne n��taient plus tr�s familiaris�s, � cette �poque, avec la langue arabe. Alguad�s publia ce travail � l�instigation et peut-�tre avec la collaboration d�un personnage consid�rable de Saragosse, Don Salomon Benveniste ibn Labi de la Caballaria, dont le fils eut le courage, en un temps de sanglantes violences, de d�fendre le juda�sme avec une ardeur de conviction et une �nergie in�branlables, et dont plusieurs parents abjur�rent le juda�sme et devinrent les adversaires implacables de leurs anciens coreligionnaires.

Les temps �taient, en effet, devenus durs pour les Juifs d�Espagne, et beaucoup d�entre eux n�eurent pas la force morale n�cessaire pour persister dans la foi de leurs p�res. Tant que le jeune roi Don Henri III occupa le tr�ne de Castille, la situation resta supportable. Mais elle empira apr�s la mort de ce souverain (1406). L�h�ritier du tr�ne, Juan II, avait deux ans, et la reine m�re, Catalina (Catherine) de Lancastre, � qui fut confi�e la r�gence, �tau une jeune femme capricieuse, hautaine, d�vote, se laissant enti�rement dominer par ses favorites. Elle avait pour co-r�gent l�infant Don Ferdinand (plus tard roi d�Aragon), qui �tait d�un caract�re doux et prudent, mais ob�issait aveugl�ment au clerg�. Enfin, parmi les conseillers du royaume se trouvait l�apostat Paul de Santa-Maria, l�ennemi acharn� des Juifs. Nomm� par le d�funt roi, Don Henri III, ex�cuteur testamentaire et pr�cepteur du jeune prince, Paul jouissait d�une tr�s grande influence dans le conseil de r�gence. Belle perspective pour les Juifs de Castille ! Leurs craintes ne se r�alis�rent que trop vite. La cour ne tarda pas � leur t�moigner de la malveillance et � faire prendre contre eux des mesures humiliantes.

En effet, en 1408 parut, au nom du jeune roi, un �dit qui remettait en vigueur tous les paragraphes du recueil des lois d�Alphonse le Sage qui �taient hostiles aux Juifs. Comme l�acc�s des Juifs aux emplois publics, dit cet �dit, fait du tort au christianisme et � ses adeptes, il faut les en �loigner. Aussi tout Juif qui acceptait une fonction de la part d�un noble ou d�une ville �tait-il passible d�une amende s��levant au double de ce que cette fonction lui rapportait, et si sa fortune ne suffisait pas pour payer l�amende, on confisquait d�abord tous ses biens et, de plus, il �tait condamn� � recevoir cinquante coups de lani�re. On reconna�t dans cette loi l�influence de Paul de Santa-Maria. Ce ren�gat connaissait les points vuln�rables des Juifs espagnols, il savait qu�il s�en trouverait parmi eux qui ne reculeraient pas devant l�apostasie pour conserver leurs dignit�s, et que ceux qui resteraient fid�les � leur foi ne tarderaient pas, une fois exclus de la soci�t� chr�tienne et de toute participation � la vie publique, � d�choir et � perdre tout cr�dit.

Mais Paul de Santa-Maria poursuivait particuli�rement de sa haine Me�r Alguad�s, m�decin du d�funt roi, peut-�tre parce que ce savant avait servi de trait d�union entre les diff�rents pol�mistes juifs qui avaient d�masqu� et raill� l�apostat. Pour perdre Alguad�s, il le fit impliquer dans un proc�s criminel intent� � un Juif de S�govie. Pendant que la reine m�re s�journait arec son fils dans cette ville, un Juif fut, en effet, accus� d�avoir achet� une hostie pour la profaner. Terrifi� par les miracles qu�elle op�rait, il l�aurait rendue au prieur d�un couvent. L��v�que Juan Velasquez de Tordesillas, voulant donner une tr�s grande importance � cette affaire, fit emprisonner plusieurs Juifs, et parmi eux Alguad�s, comme complices du principal accus�. Sur l�ordre de la r�gente, Alguad�s et les autres inculp�s furent mis � la question et avou�rent le sacril�ge qu�on leur imputait. On r�pandit m�me le bruit que, sous l�action de la torture, Alguad�s aurait affirm� que Don Henri III n��tait pas mort de mort naturelle, mais que lui l�avait empoisonn�. Quoiqu�il f�t de notori�t� publique que le roi avait �t� d�bile et maladif d�s son enfance, Alguad�s, � qui les juges avaient sans doute pos� cette question d�empoisonnement pendant qu�on le torturait, fut d�clar� coupable du meurtre du roi et condamn� � un horrible supplice : on lui arracha membre par membre. Ce tribunal ordonna d�infliger le m�me supplice � ses co-accus�s et de transformer une synagogue en �glise.

Les maux dont souffraient alors les Juifs d�Espagne, et qui n��taient que le pr�lude des plus sombres �v�nements, favoris�rent L��closion de nouvelles r�veries messianiques, qui, comme pr�c�demment, prirent naissance dans des esprits mystiques. En ce temps, la Cabale avait des adeptes actifs et convaincus, qui la propageaient arec succ�s parmi les Juifs. Trois surtout d�entre eux �taient particuli�rement remuants : Abraham de Grenade, Schem Tob ben Joseph et Mo�se Botarel.

D�apr�s Abraham de Grenade, qui florissait vers 1391-1409, quiconque n�adorait pas Dieu � la mani�re des cabalistes n��tait pas un vrai croyant et p�chait par ignorance. Il affirmait aussi que si tant de Juifs instruits avaient accept� le bapt�me pendant les massacres de 1391, c�est parce qu�ils s��taient occup�s de science et avaient n�glig� la Cabale. Du reste, il pr�tendait que ces nombreuses abjurations et les violences exerc�es contre les Juifs indiquaient l�arriv�e des temps messianiques et annon�aient avec certitude une prochaine d�livrance.

Pour Schem Tob ben Joseph ibn Schem Tob (d�c�d� en 1430), c��taient les philosophes juifs, y compris Maimonide et Gersonide, qui avaient �gar� les Juifs, les avaient �cart�s de la vraie foi et les avaient rendus incapables de supporter les �preuves pour leur religion. Dans un ouvrage intitul� Emounot, il attaque avec violence ces philosophes et, en g�n�ral, l��tude de la philosophie. et il proclame gravement que pour Isra�l, le salut ne peut venir que de la Cabale, qui seule enseigne la v�rit� et est d�positaire des anciennes traditions juives.

Si ces deux cabalistes n��taient pas de profonds penseurs, ils avaient, du moins, le m�rite d��tre honn�tes et convaincus. Tout autre �tait leur coll�gue, Mo�se Botarel, de Cisneros, dans la Castille. Il comptait sur la cr�dulit� de ses coreligionnaires pour se faire accepter comme proph�te et m�me comme Messie, annon�ant avec fracas qu�au printemps (de l�ann�e 1393) des miracles seraient op�r�s qui am�neraient la d�livrance d�finitive d�Isra�l. Plus tard, il composa un ouvrage o� l�on ne trouve que mensonges et imposture. Orgueilleux et vantard, il publia des lettres adress�es � tous les rabbins, o� il se d�clare pr�t � r�soudre toutes les difficult�s de la Bible et du Talmud et � �claircir tous les doutes, et o� il prend le titre de chef du Grand Sanh�drin. Il para�t que Hasda� Crescas lui-m�me, malgr� sa haute et claire intelligence, eut foi dans les paroles de Botarel et parla de lui dans la synagogue comme d�un r�dempteur. Cette agitation semble avoir pris fin d�une fa�on si pitoyable que les �crivains juifs eurent honte d�en parler longuement.

Du reste, les �v�nements d�Espagne donnaient le plus cruel d�menti � ces annonces de prochaine d�livrance. La population juive avait d�j� pour adversaires, dans ce pays, les bourgeois et les nobles, jaloux de son bien-�tre, les eccl�siastiques, d�sireux de faire montre de z�le religieux, les ren�gats, qui esp�raient faire croire � la sinc�rit� de leur conversion en manifestant leur haine pour leurs anciens coreligionnaires. A tous ces ennemis vinrent se joindre, au commencement du XVe si�cle, trois autres pers�cuteurs, un Juif baptis�, un moine dominicain et un pape, qui firent aux Juifs le plus grand mal. Ces trois nouveaux adversaires, Josua Lorqui, Fray Vincent Ferrer et Pedro de Luna, connu comme antipape sous le nom de Beno�t XIII, firent verser des larmes de sang aux malheureux Juifs d�Espagne.

Josua Lorqui d�Alca�iz, qui, apr�s son abjuration, prit le nom de J�r�me de Santa-F� et fut attach� comme m�decin � la personne du pape d�Avignon, Beno�t XIII, n��pargna rien, � l�exemple de Paul de Santa-Maria, pour rendre suspects ses anciens coreligionnaires ou les attirer au christianisme. Vincent Ferrer, canonis� par l��glise, �tait un de ces moines asc�tiques pour qui la terre est et doit �tre une vall�e de pleurs. Par l�aust�rit� de ses m�urs, son m�pris pour les richesses et son humilit�, il formait un contraste saisissant avec le clerg� r�gulier et s�culier de son �poque. Comme il voyait r�gner dans la chr�tient�, parmi les la�ques comme parmi les eccl�siastiques, un certain rel�chement dans les m�urs et de la ti�deur dans la foi, il pensait que la fin du monde �tait proche et qu�il ne restait qu�un seul moyen de saurer l�humanit� : c��tait de convertir tous les hommes sans exception au christianisme, et de leur faire mener � tous une vie de mortifications. Accompagn� d�une troupe de fanatiques, il traversait les divers pays, se flagellant tout nu en pleine rue et excitant la foule � l�imiter. Plein de fougue, �loquent et dou� d�une voix sympathique et vibrante, il savait remuer les masses. Qu�il racont�t en sanglotant la Passion de J�sus ou qu�il annon��t la destruction prochaine de l�univers, il arrachait des larmes � tous les assistants et exer�ait sur leur volont� une domination absolue. Ce qui le grandissait encore aux yeux de la foule, c�est qu�il avait abandonn� une situation �lev�e � la cour papale pour parcourir le pays pieds nus, en simple moine flagellant. Malheureusement, par une vraie aberration de l�esprit, Vincent Ferrer croyait sauver l�humanit� en pr�chant la violence et le meurtre.

Au lieu de s�attaquer aux abus qui r�gnaient alors dans l��glise, comme l�avaient fait Wiclef et d�autres r�formateurs, Ferrer tourna toute sa col�re contre les Juifs et les h�r�tiques. Par la plume et la parole il entreprit une croisade implacable contre les Juifs, et la continua pendant de nombreuses ann�es. Il dirigea d�abord ses attaques contre les nouveaux chr�tiens, qu�il accusait de n��tre pas assez fervents. Dans la crainte de se voir appliquer le terrible ch�timent r�serv� aux relaps, peut-�tre aussi en partie sous l�impression de l��loquence enflamm�e du dominicain, bien des Marranes firent publiquement p�nitence. Encourag� par ce premier succ�s, qui lui apparaissait comme un triomphe s�rieux pour l��glise, Ferrer esp�rait r�ussir � amener tous les Juifs au christianisme. Il jouissait d�une tr�s grande influence aupr�s des rois d�Espagne, parce que plus d�une fois, pendant les temps de troubles et de guerres civiles, il �tait parvenu � apaiser des �meutes populaires par la seule action de l�autorit� qu�il exer�ait sur la foule. Il lui !ut donc facile d�obtenir de la famille royale l�autorisation de pr�cher dans les synagogues et les mosqu�es, et de contraindre Juifs et musulmans � venir �couter ses pr�dications. La croix � la main et un rouleau de la Loi sur le bras, au milieu d�une escorte de flagellants et d�hommes d��p�e, il invitait les Juifs, d�une voix terrible, � accepter le bapt�me.

Son action n�faste ne tarda pas � se faire sentir parmi les Juifs de Castille. Peu de temps apr�s son apparition � la cour (1412), la r�gente Donna Catalina, d�accord avec l�infant Don Ferdinand et Paul de Santa-Maria, promulgua, au nom de l�enfant-roi Juan II, un �dit en vingt-quatre articles destin� � appauvrir les Juifs, � les humilier et � les abaisser, et � provoquer ainsi leur conversion au christianisme.

Eu vertu de cet �dit, ils �taient dor�navant oblig�s de demeurer dans des quartiers sp�ciaux (juderias), qui ne pouvaient avoir qu�une seule porte pour l�entr�e et la sortie ; il leur �tait interdit d�exercer des professions manuelles, de pratiquer la m�decine, d�avoir des relations d�affaires avec les chr�tiens, de prendre des chr�tiens � leur service, m�me pour le jour de sabbat, et d�occuper un emploi public quelconque. On leur enleva leur juridiction particuli�re. Quelques articles de l��dit r�glaient la fa�on dont ils devaient s�habiller. Ils ne pouvaient plus porter le costume du pays ni se rev�tir d��toffes riches, sous peine d�une amende consid�rable ; en cas de r�cidive, ils s�exposaient � un ch�timent corporel et m�me � la confiscation de leurs biens. Le port des armes leur fut �galement d�fendu. Par contre, le port de la rouelle, en �toffe rouge, �tait tr�s rigoureusement exig�. Un Juif se faisait-il enlever la barbe ou couper les cheveux un peu court, il �tait puni de cent coups de lani�re. Il lui �tait enfin interdit de se laisser donner par �crit ou verbalement le titre de Don (Monsieur), ou de quitter une ville pour aller s��tablir dans une autre. Les malheureux Juifs n�avaient pas m�me la facult� de se d�rober par l��migration � ces humiliations. Ceux qu�on surprenait en train d��migrer perdaient tous leurs biens et devenaient serfs du roi. La noblesse et la bourgeoisie �taient menac�es de s�v�res ch�timents dans le cas o� elles accorderaient leur protection � un Juif.

Cet �dit, dont la cruaut� raffin�e laisse deviner encore une fois l�intervention de l�apostat Paul de Santa-Maria, fut ex�cut� avec la plus stricte rigueur. Un contemporain, Salomon Alami, en d�crit les effets d�sastreux : Les riches habitants des palais, dit-il, sont confin�s dans des coins obscurs, dans de mis�rables huttes. On nous force de remplacer nos somptueux et �l�gants v�tements par des guenilles, pour nous vouer au m�pris et � la raillerie. Nous ne pouvons plus nous faire couper la barbe, et nous avons l�air de gens en deuil. Les personnages consid�rables qui avaient la ferme des imp�ts sont r�duits � la pauvret�, parce qu�ils ne connaissent aucun m�tier qui leur permette de gagner leu: vie. Les ouvriers eux-m�mes ne peuvent plus se nourrir. La mis�re est g�n�rale. Des enfants meurent sur le sein de leur m�re, faute de nourriture.

Telle �tait la situation des Juifs quand Ferrer commen�a � pr�cher le christianisme dans les synagogues, affirmant � ses auditeurs que d�un c�t� ils trouveraient s�curit�, honneurs et dignit�s, et de l�autre des souffrances sur cette terre et la damnation dans l�autre monde. Fanatis�e par ces pr�dications, la populace donnait souvent raison aux avertissements du farouche dominicain en se ruant sur les Juifs. Les maux augmentaient pour ces malheureux et l�avenir leur apparaissait sous les couleurs les plus sombres. Que faire ? Se rendre dans un autre pays ? On a vu plus haut que l��migration leur �tait interdite sous les peines les plus s�v�res. Quoi d��tonnant alors que, pour �chapper � ces souffrances, les plus faibles d�entre eux se convertissent? Aussi, dans de nombreuses communaut�s, partout o� Vincent Ferrer �tait all� pr�cher, bien des Juifs accept�rent le bapt�me. Les nouveaux convertis de Salamanque prirent m�me le nom de Vincentinois. Beaucoup de synagogues furent transform�es en �glises. Pendant les quatre mois que Vincent Ferrer s�journa en Castille (d�cembre 1412 - mars 1413), il fit tant de mal aux Juifs qu�ils ne purent plus s�en relever.

Appel� en Aragon, o� plusieurs pr�tendants se disputaient la couronne, il r�ussit � faire nommer roi de ce pays l�infant castillan Don Ferdinand (juin 1414), qui, en r�compense de ses services, s�empressa de le prendre pour confesseur et directeur de conscience et se mit � sa disposition pour r�aliser ses d�sirs dans l�Aragon. Un des v�ux les plus chers de Vincent �tait naturellement la conversion des Juifs aragonais. Ceux-ci aussi, comme leurs coreligionnaires de Castille, furent oblig�s d�aller entendre pr�cher le moine dominicain, et dans bien des communaut�s, � Saragosse, Daroque, Tortose, Valence et Majorque, les abjurations furent nombreuses. On estime � vingt mille le nombre des Juifs de Castille et d�Aragon qui, plus par contrainte que de leur plein gr�, accept�rent le bapt�me � la suite des pr�dications de Vincent Ferrer.

Jaloux, sans doute, du succ�s de Ferrer, l�antipape Beno�t XIII entreprit, � son tour, avec le concours de l�apostat Josua Lorqui ou J�r�me de Santa-F�, son m�decin, de faire des pros�lytes. Quoique d�clar� schismatique, h�r�tique et parjure par le concile g�n�ral de Pise, il �tait cependant reconnu comme pape dans la p�ninsule ib�rique, et il esp�rait confondre ses ennemis et se relever avec �clat aux yeux de la chr�tient� en amenant, par ses efforts, la conversion en masse des Juifs d�Espagne.

Dans ce but, et de concert avec le roof Don Ferdinand, il fit convoquer (fin de l�ann�e 1412) les plus savants rabbins et �crivains juifs d�Aragon � un colloque religieux, � Tortose. A cette r�union, Josua Lorqui devait leur d�montrer par le Talmud que le Messie �tait d�j� arriv� et qu�il s��tait incarn� dans J�sus. La cour papale voulait surtout convertir au christianisme les Juifs �minents de l�Aragon, persuad�e que les chefs une fois convertis, la foule suivrait d�elle-m�me. Ce fut J�r�me de Santa-F� qui dressa la liste des personnes qu�on devait convoquer ; ceux qui s�abstenaient s�exposaient � �tre s�v�rement punis par le pape ou le roi. Vingt-deux Juifs des plus consid�rables d�Aragon se pr�sent�rent � ce colloque, ayant � leur t�te le po�te et m�decin Don Vidal Benveniste ibn Labi (Ferrer), de Saragosse, fils de Salomon de la Caballaria, et issu, par cons�quent, d�une famille de vieille noblesse juive. On trouvait encore parmi eux Joseph Albo, de Monreal, disciple de Hasda� Crescas et philosophe tr�s pieux ; Zerahia Hall�vi Saladin, de Saragosse, traducteur d�un ouvrage de philosophie arabe ; Astruc L�vi, de Daroque, homme tr�s consid�r� de ses contemporains, et Bonastruc, de Girone, que le pape avait fait convoquer d�une mani�re particuli�rement pressante.

Ces repr�sentants du juda�sme aragonais poss�daient tous une culture g�n�rale assez grande, et leur chef, Don Vidal, parlait bien le latin. Mais il leur manquait cette fermet� de caract�re et cette force d��me qui en imposent � l�ennemi le plus acharn�, et qui inspir�rent � Nahmani des accents si dignes et si fiers, quand il d�fendit seul la cause du juda�sme contre deux adversaires implacables, le dominicain de Pe�aforte et le ren�gat Pablo Christiani. C�est que les pers�cutions et les humiliations r�p�t�es avaient abattu le courage des plus vaillants. A l�heure des �preuves, cette �lite du juda�sme aragonais ne sut pas s��lever � la hauteur de sa mission. Quoiqu�ils se fussent entendus entre eux, avant le colloque, pour s�exprimer avec mod�ration mais avec fermet�, et pour marcher toujours d�accord, ils ne tard�rent pas � se diviser et � donner prise sur eux.

Sur l�ordre du pape, J�r�me �tablit un programme pour ce colloque. On devait d�abord essayer de prouver par le Talmud et d�autres �crits rabbiniques que le Messie �tait venu dans la personne de J�sus. Si cette premi�re argumentation n�amenait pas la conversion en masse des Juifs, comme on s�en flattait � la cour du pape, il faudrait attaquer violemment le Talmud, d�clarer qu�il contient toute sorte d�abominations et que son enseignement seul encourage les Juifs � persister dans leurs erreurs. Ce plan une fois arr�t�, J�r�me de Santa-F� composa un ouvrage pour d�montrer, par des extraits de livres juifs, que J�sus est vraiment le Vessie. Cet ouvrage, o� l�on reconna�t � la fois l�influence du Talmud et des P�res de l��glise, fut examin� et approuv� par le pape et les cardinaux, et utilis� pour diriger la discussion.

Cette controverse, une des plus extraordinaires qu�on connaisse, se prolongea, avec maintes interruptions, pendant vingt et un mois (f�vrier 1413 - 12 novembre 1414) et occupa soixante-huit s�ances. Quand les notables juifs furent amen�s devant le pape Beno�t XIII (6 f�vrier 1413) et invit�s � faire consigner leurs noms dans un proc�s-verbal, ils eurent peur ; ils croyaient qu�il y allait de leur vie. Le pape les tranquillisa, leur disant que c��tait une pure formalit�. Du reste, � cette audience il les traita avec une certaine bont�, les rassurant et leur d�clarant qu�il ne les avait convoqu�s que pour savoir si r�ellement le Talmud reconnaissait J�sus comme Messie, et les autorisant � parler librement. II d�signa ensuite une demeure pour chacun d�eux et ordonna qu�on e�t soin d�eux. Agr�ablement surpris de cet accueil bienveillant, plusieurs des notables �taient d�j� tout rassur�s sur le r�sultat final de ce colloque. Ils connaissaient mal leurs pers�cuteurs.

Le lendemain de cette audience, on entama la controverse. A leur entr�e dans la salle des s�ances, les notables juifs furent fortement impressionn�s. Devant eux se tenait le pape dans ses magnifiques v�tements pontificaux, assis sur un tr�ne �lev�, et entour� des cardinaux et des hauts dignitaires de l��glise, et dans la salle, pr�s de mille assistants, appartenant aux plus hautes classes de la soci�t�. Au milieu de cette assistance imposante et s�re de sa force, ils se sentaient vaincus avant d�avoir lutt�. Le pape, en ouvrant la s�ance, adressa une allocution aux Juifs pour leur d�clarer qu�il ne s�agirait pas, dans ce colloque, d�examiner la v�rit� du juda�sme ou du christianisme. Pour lui, la sup�riorit� de cette derni�re religion �tait au-dessus de toute contestation. La controverse ne devait porter que sur un seul point, � savoir si vraiment le Talmud pr�sente J�sus comme Messie.

Quand Beno�t XIII lui eut donn� la parole, J�r�me, apr�s avoir bais� le pied du pape, fit un discours prolixe o� il entrem�lait des subtilit�s juives, chr�tiennes et m�me scolastiques. Don Vidal Benveniste, choisi par les notables pour �tre leur principal interpr�te, lui r�pondit par un discours latin qui lui attira les compliments du pape, et o� il fit ressortir la malveillance de J�r�me qui, avant tout examen, adressait des menaces � lui et � ses coll�gues. A la fin de cette premi�re s�ance, les notables pri�rent le pape de les dispenser de continuer la controverse. Naturellement, le pape s�y refusa et les invita � revenir le lendemain.

Le m�me jour encore, les notables juifs et toute la communaut� de Tortose se rendirent anxieux � la synagogue, pour implorer Dieu de leur venir en aide, lui qui avait si souvent secouru leurs anc�tres, de leur inspirer des pens�es justes et de ne leur faire prononcer aucune parole qui p�t froisser leurs adversaires. Dans un discours qu�il pronon�a � cette occasion, Zerahya Hall�vi Saladin se fit l�interpr�te des sentiments de crainte qui animaient tout l�assembl�e.

Au d�but, on discutait dans des termes presque amicaux. Les s�ances �taient fr�quemment pr�sid�es par Beno�t XIII. Mais quand les princes eurent convoqu� un concile � Constance pour se prononcer au sujet des trois papes alors en fonctions, des pr�occupations personnelles obligeaient souvent Beno�t XIII � s�absenter. C��tait alors le g�n�ral des dominicains ou le chef de la cour papale qui pr�sidait.

Les arguments expos�s par J�r�me de Santa-F� n��taient pas difficiles � r�futer. Mais quand cela �tait n�cessaire � sa cause, il ne craignait pas de faire dire aux notables juifs, dans les proc�s-verbaux, tout le contraire de ce qu�ils avaient dit en public. Pour �chapper � ce pi�ge, plusieurs d�entre eux prirent le parti de mettre leurs r�ponses par �crit. On ne se g�nait pas plus pour y porter des modifications. Les repr�sentants juifs voulaient-ils examiner une question qui embarrassait J�r�me, il l��cartait comme �trang�re au programme.

La discussion tra�nait ainsi depuis soixante jours, sans qu�un seul des repr�sentants juifs par�t encore dispos� � se convertir. Ils s�affermissaient, au contraire, dans leurs convictions par la lutte m�me. Le pape, irrit�, changea alors ses moyens d�attaque. Sur son ordre, J�r�me s�en prit le soixante-troisi�me jour au Talmud, l�accusant de contenir des horreurs de toute sorte, des blasph�mes, des h�r�sies et des choses immorales, et demandant que ce livre f�t condamn�. Pour atteindre plus facilement son but, il fit un recueil de toutes les fantaisies et de toutes les singularit�s qu�il put d�couvrir dans l�immense oc�an du Talmud, ajoutant m�me, par ignorance ou par m�chancet�, de pr�tendues citations qui ne se trouvent nullement dans l�ouvrage incrimin�. Ainsi, il pr�tendit que, d�apr�s le Talmud, il est permis de frapper ses parents, de blasph�mer Dieu, d�adorer des idoles et d��tre parjure, pourvu qu�on ait fait annuler d�avance, le jour de l�Expiation, les serments qu�on pourrait pr�ter dans le courant de l�ann�e. Cette calomnie avait d�j� �t� mise en avant par Nicolas Donin. Naturellement, J�r�me r�p�ta aussi l�imputation absurde, invent�e par Alphonse de Valladolid, que les pri�res journali�res des Juifs soutiennent des mal�dictions contre les chr�tiens. Enfin il soutint que tous les passages du Talmud relatifs aux jud�o-chr�tiens c�est-�-dire � des ren�gats, s�appliquent aux chr�tiens en g�n�ral, mensonge qui fut r�p�t� ensuite � travers les si�cles par tous les ennemis des Juifs et eut de terribles cons�quences.

� ces diverses accusations, les repr�sentants du juda�sme oppos�rent d�abord des r�futations sans r�plique pour tout esprit non pr�venu. Mais on les harcela tellement de questions qu�� la fin ils se divis�rent en deux groupes. D�accord avec la majorit� de ses coll�gues, Don Astruc L�vi d�clara par �crit que les aggadot incrimin�es du Talmud n�ont aucune autorit� et n�imposent nulle obligation religieuse. Pour sauver le corps, ils sacrifi�rent un membre. Mais Joseph Albo et Don Vidal protest�rent contre cette d�claration. Eux, ils se soumettaient m�me � l�autorit� des aggadot, avec cette r�serve que les passages cit�s par J�r�me ne devaient pas �tre pris � la lettre. Ainsi le pape et ses acolytes avaient r�ussi � cr�er une scission parmi les notables juifs. liais en d�pit de tous leurs efforts, malgr� leurs pr�venances, malgr� leurs menaces, malgr� l�outrage et les calomnies qu�ils d�vers�rent sur les croyances juives, ils ne parvinrent pas � �branler dans sa foi un seul des vingt-deux repr�sentants du juda�sme.

Avant de renoncer d�finitivement � l�espoir de convertir les notables juifs, le pape usa � leur �gard d�un dernier moyen d�intimidation. Pendant qu�on discutait � Tortose, Vincent Ferrer avait continu� sa campagne de pros�lytisme avec l�aide de sa troupe de flagellants, et sous l�action de la terreur qu�ils inspiraient et des discours enflamm�s du dominicain, des milliers de Juifs s��taient fait baptiser (f�vrier - juin 1414). Il n�y eut qu�un petit nombre de convertis dans les grandes communaut�s de Saragosse, Catalajud et Daroque, mais, par contre, plusieurs petites communaut�s, dont l�existence �tait menac�e par les chr�tiens au milieu desquels elles se trouvaient isol�es, pass�rent tout enti�res au christianisme. Tous ces nouveaux convertis, la cour papale les fit venir par groupes � Tortose, o� ils se pr�sent�rent tous ensemble � la salle des s�ances et firent publiquement leur profession de foi de chr�tiens. C��taient l�, pour l��glise, des troph�es vivants, et le pape pensait qu�� leur vue les d�fenseurs du juda�sme perdraient enfin courage et se d�clareraient vaincus. Il fallait, en effet, une �nergie � toute �preuve � Vidal Benveniste, � Joseph Albo, � Astruc L�vi et � leurs coll�gues pour rester fid�les � leur religion au milieu de toutes ces d�faillances et en d�pit des souffrances physiques et morales qu�ils avaient � supporter. Car il para�t qu�un fr�re m�me de Vidal Benveniste, nomm� Todros Benveniste, de Saragosse, ainsi que plusieurs membres de la c�l�bre famille Benveniste Caballeria avaient accept� le bapt�me. Un de ces nouveaux chr�tiens, Bonafos, qui, apr�s son abjuration, avait pris le nom de Micer Pedro de la Caballeria et arriva � une situation �lev�e comme jurisconsulte, devint ennemi implacable de ses anciens coreligionnaires. Mais le pape fut d��u dans ses pr�visions, les Juifs ne se convertirent pas en masse. A part quelques d�faillances, les grandes communaut�s de l�Aragon et de la Catalogne demeur�rent in�branlables dans leur foi, et Beno�t XIII n�eut pas la joie de se pr�senter en triomphateur, comme il l�esp�rait, devant le prochain concile de Constance.

Dans sa d�convenue, il s�en prit au Talmud et � la pauvre petite dose de libert� dont jouissaient encore les Juifs. A la derni�re s�ance du colloque de Tortose, il cong�dia les notables juifs avec une froideur o� per�ait la haine, et leur annon�a que de nouvelles mesures de restriction seraient prises contis leurs coreligionnaires. Pour diverses raisons, ces mesures ne furent promulgu�es que six mois plus tard (11 mai 1415). Une bulle de treize articles d�fendit aux Juifs de lire ou d�enseigner le Talmud et autres ouvrages rabbiniques. Tous les exemplaires devaient �tre recherch�s et an�antis. Ceux qui liraient les �crits de pol�mique antichr�tienne, notamment un trait� intitul� Mar Mar Y�schu, seraient condamn�s comme blasph�mateurs. Nulle communaut�, petite ou grande, ne pouvait poss�der plus d�une synagogue. Il fut interdit aux Juifs de demeurer avec des chr�tiens, de se baigner, manger, entretenir des relations commerciales avec eux, d�occuper un emploi public, d�exercer un m�tier ou de pratiquer la m�decine. Une nouvelle fois on leur enjoignit de porter des signes distinctifs en �toffe rouge ou jaune. Enfin, il leur fut ordonn� d�aller entendre des sermons chr�tiens trois fois par an, et, apr�s le sermon, la lecture de la bulle. Un fils de l�apostat Paul, Gonzalo de Santa-Maria, baptis� en m�me temps que son p�re, fut charg� de surveiller la stricte ex�cution de cet �dit. Sans doute, cette bulle, dans la plupart de ses paragraphes, ne faisait que renouveler les dispositions prises r�cemment par la reine Catalina. Mais, tandis que celle-ci n�avait promulgu� son �dit que contre les Juifs de Castille, la bulle de Beno�t XIII s�appliquait aux Juifs de tous les pays chr�tiens.

Heureusement, � ce moment, le pouvoir de ce pape �tait presque nul, car pendant qu�il pers�cutait les Juifs, il fut destitu� par le concile de Constance, et les pr�dications fanatiques de Vincent Ferrer lui enlev�rent encore les derniers partisans qui lui restaient. Le fanatique dominicain mit, en effet, le roi d�Aragon en demeure d�abandonner ce pape hypocrite et pervers, il pr�chait dans les �glises comme dans la rue que tout chr�tien sinc�re avait le droit de pers�cuter jusqu�au sang et de tuer un tel pape. Abandonn� de ses protecteurs, de ses amis et de ses propres cr�atures, Pedro de Luna ne conserva bient�t plus de toute sa magnificence que la petite forteresse de Pe�iscola.

On ne sait ce que devint Josua Lorqui, autrement dit J�r�me de Santa-F�, apr�s la chute de son protecteur. Dans les milieux juifs, ce ren�gat avait re�u le surnom bien m�rit� de Megadd�f (le blasph�mateur). Ses deux fils, qui s��taient �galement convertis, furent �lev�s en Aragon � de hautes dignit�s. L�un des deux, Francisco de Santa-F�, fut nomm� membre du conseil d��tat ; dans sa vieillesse, il fut br�l� sur le b�cher comme h�r�tique juda�sant. Les autres pers�cuteurs des Juifs, le roi Ferdinand d�Aragon, la r�gente Catalina et leur mauvais g�nie, Vincent Ferrer, disparurent presque en m�me temps de la sc�ne (1417-1419). Vincent eut m�me la douleur, avant sa mort, de voir le concile de Constance condamner son ardeur de flagellant, qui, auparavant, lui avait pourtant fait d�cerner le titre de saint. Malheureusement, la situation faite aux Juifs par ces personnages leur surv�cut. En Castille, on continua d�appliquer les lois restrictives de Catalina, et la bulle de Beno�t XIII resta en vigueur dans l�Aragon. Vincent Ferrer surtout avait fait beaucoup de mal aux Juifs, non seulement en Espagne, mais dans d�autres pays encore, et ce mal ne pouvait pas �tre facilement r�par�.

En Portugal, cependant, les Juifs n�eurent pas � souffrir du fanatisme de Ferrer. Le souverain de ce pays, Don Jojo I avait alors des pr�occupations plus s�rieuses que celle d�aider � convertir des Juifs, il se pr�parait � faire en Afrique les premi�res conqu�tes qui marqu�rent le d�but de la puissance maritime des Portugais. Aussi, quand Ferrer lui demanda l�autorisation de venir fl�trir �galement en Portugal les p�ch�s des chr�tiens et l�aveuglement des Juifs, il lui fit dire qu�il pouvait venir, mais la t�te ceinte d�une couronne de fer incandescente. Gr�ce � la tol�rance du roi, les Juifs du Portugal jouissaient d�une compl�te s�curit�, et bien des Juifs baptis�s d�Espagne se r�fugi�rent dans ce pays. Du reste, Don Jo�o Ier d�fendit express�ment de maltraiter les nouveaux convertis �migr�s en Portugal ou de les livrer � l�Espagne.

Mais il y eut beaucoup d�autres contr�es en Europe o� Ferrer, soit par ses pr�dications, soit par la r�putation de ses exploits, causa un mal consid�rable aux Juifs. Dans la Savoie, o� il fit un court s�jour, les Juifs furent oblig�s de se cacher dans des cavernes avec leurs livres sacr�s. En Allemagne, o� la haine contre les Juifs existait presque � l��tat end�mique, elle se manifesta avec un caract�re particulier de violence pendant la p�riode troubl�e du r�gne de l�empereur Sigismond et des d�lib�rations du concile de Constance. Les communaut�s d�Italie aussi, dont la tranquillit� fut pourtant � peine menac�e, �taient quand m�me dans une anxi�t� continuelle, s�attendant sans cesse � �tre attaqu�es. Sous l�impression de cette crainte, elles organis�rent un grand synode, � Bologne d�abord, et ensuite � Forli (1416 et 1418), pour examiner comment elles pourraient �carter les dangers qui les mena�aient et recueillir les fonds n�cessaires pour acheter la protection du pape et du coll�ge des cardinaux.

Au milieu de leurs inqui�tudes, les Juifs virent subitement luire pour eux un rayon d�espoir. Le concile de Constance venait. en effet, d��lire comme pape un homme qu�on disait anim� de sentiments de justice et de tol�rance. C��tait Martin V. Le nouveau pontife, il est vrai, fit un accueil peu aimable aux Juifs de Constance quand, dans son parcours en procession solennelle � travers la ville, ils all�rent au-devant de lui, flambeaux en mains, lui pr�senter un rouleau de la Loi et sollicit�rent son appui. Vous poss�dez la Loi, leur dit-il, mais vous ne la comprenez pas ; les vieilles choses ont disparu, remplac�es par des choses nouvelles. Mais, � l�occasion, il leur t�moigna de la bienveillance. Ainsi, sur la demande de l�empereur Sigismond, il confirma les privil�ges des Juifs d�Allemagne et de Savoie, conc�d�s pr�c�demment par l�empereur Robert, qui leur garantissaient la s�curit� de leurs biens et de leurs personnes et le libre exercice de leur religion. A la suite de la promulgation de la bulle papale, Sigismond, qu�on pouvait accuser de l�g�ret� et de cupidit�, mais qui �tait ennemi de toute violence, ordonna � tous les princes allemands, � ses fonctionnaires, villes et sujets, de respecter les immunit�s accord�es � ses serfs de chambre par Martin V (26 f�vrier 1418).

Le synode italien aussi, lorsqu�il eut �t� inform� des dispositions bienveillantes du nouveau pape, d�l�gua aupr�s de lui plusieurs de ses membres pour lui demander sa protection. On dit m�me que les Juifs espagnols lui envoy�rent une d�putation charg�e de plaider leur cause. Un des d�l�gu�s �tait le tr�s riche Samuel Abravalla, qui s��tait fait baptiser lors des massacres de Valence. Comme les Juifs se plaignaient que leur vie f�t sans cesse en danger, leur foi menac�e et leurs sanctuaires profan�s, le pape Martin promulgua une bulle (31 janvier 1419), qui d�butait ainsi : Puisque les Juifs sont faits � l�image de Dieu et que les d�bris de leur nation trouveront un jour le salut, nous d�cr�tons, � l�exemple de nos pr�d�cesseurs, qu�il est d�fendu de les troubler dans leurs synagogues, d�attaquer leurs lois, us et coutumes, de les baptiser par contrainte, de les forcer � c�l�brer les f�tes chr�tiennes, de leur imposer le port de nouveaux signes distinctifs ou de mettre obstacle � leurs relations commerciales avec les chr�tiens. Cette bulle peut �tre consid�r�e jusqu�� un certain point comme une protestation contre les mesures prises par l�antipape Beno�t XIII.

Il est permis de supposer que les riches cadeaux offerts par les diff�rentes d�l�gations juives � Martin V ne furent pas tout � fait sans influence sur les sentiments de bont� manifest�s par le pontife � l��gard des Juifs. Il parait que sans monnaie tr�buchante et sonnante on n�obtenait rien de lui. Ici, � la cour papale, dit l�ambassadeur de l�ordre teutonique, l�amiti� s��vanouit quand l�argent dispara�t. L�empereur Sigismond aussi, pour se justifier de pr�lever des contributions extraordinaires sur les Juifs ; d�Allemagne et d�Italie, leur dit qu�il n�avait pu faire renouveler par le pape leurs anciens privil�ges qu�au prix de sommes consid�rables.

 

 

 

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